Je suis en colère, je suis en colère, ne m’entends-tu pas ?
Je t’attends depuis longtemps et toi tu vaques à tes occupations. Tu m’ignores et pourtant je ne cesse de me cramponner à toi. Je vois bien que je perturbe ton quotidien.
Ah ! tu la ressens maintenant ma douleur ! C’est comme cela que je suis partie, je ne sais plus trop. Je me souviens d’une douleur violente dans ma poitrine, mon bras et ensuite le noir. J’ai peur du noir, pourquoi la lumière n’est pas venue me chercher ?
Pourquoi suis-je restée ici, je ne sais pas trop où je suis. Il fait noir, il fait froid, j’ai peur, tellement peur. Méritais-je vraiment d’être ainsi dans un lieu où il n’existe rien ? J’ai toujours essayé d’être une bonne mère, une bonne épouse. Mais c’était tellement difficile. C’était comme si je n’existais pas, un peu comme en ce moment. J’ai passé ma vie à être inaperçue et dans ma mort je suis abandonnée.
Avant je ne croyais pas à cet au-delà j’étais convaincue que nous vivions et que nous mourrions. Que la vie se terminait enfermée dans une boite au fond de la terre, mais finalement je me rends compte que toute ma vie j’ai été enfermée dans une boite au fond d’un trou noir.
Je sais que tu peux m’entendre, tu peux m’aider mais toi aussi tu t’es détournée de moi, trop occupée à aider les vivants, mais nous ceux qui sont morts pourquoi ne les accueilles tu pas comme tu le fais pour ceux qui vivent ?
Je veux te dire que la vie elle passe, sans même sans rendre compte. Demain, demain je ferais, demain toujours demain… Mais la vie c’est là maintenant, pour moi c’est trop tard je suis morte comme j’ai vécu dans l’indifférence.
Dis-moi et maintenant qu’est-ce qu’il va m’arriver ? Est-ce que cette douleur va continuer ainsi toujours ? Suis-je un monstre pour ne pas mériter le repos ? A quel moment je me suis trompée ? A quel moment n’ai-je pas respecté les règles ? Faut-il croire en Dieu, à autre chose pour y avoir droit ? Est-ce que ce paradis dont on nous parle est réservé à celles et ceux qui croient ? Réponds moi !
Je veux bien te répondre encore faudrait-il que tu me laisses parler !
Tout d’abord excuse-moi, tu as raison je ressentais bien ta présence mais sincèrement je n’avais pas envie. Je sais c’est mon job, mais parfois j’ai moi aussi besoin de faire une pause.
—Où suis-je ?
Tu es entre les deux mondes, la lumière est venue à toi lors de ta mort, mais tu as refusé de la voir, non pas parce que tu n’y crois pas, mais parce que tu étais dans la colère. La colère contre toi, contre tes proches, contre la vie. Tu as passé ta vie à reprocher aux autres ta vie, mais toi qu’as-tu fait pour changer ? A part te poser en victime et attendre qu’un jour l’extraordinaire se produise. Quelle belle illusion !
—Non je ne suis pas d’accord, j’ai pris soin de mes enfants, de mon mari, de mes parents quand la vieillesse les a ravagé. J’ai pris soin des autres toute ma vie. J’étais une belle personne.
—Aimais-tu prendre soin des autres, ou le faisais tu par obligation. Obligation de maman, d’épouse de fille ? Et toi as-tu pris soin de toi ?
—Comment prendre soin de moi, je n’avais pas une minute à moi, il y avait toujours un problème un résoudre. Tu crois qu’elle est facile la vie, quand on tire la ficelle par les deux bouts ? Quand chaque fin de mois commence en début de mois ? Je me levais le matin avec la même question comment nourrir mes enfants, comment payer le loyer, comment survivre. La vie m’a épuisée, elle m’a dévorée chaque jour, m’enlevant toute joie ; mes enfants ont grandi, puis ils sont partis, et nous sommes restés tous les deux, comme deux inconnus.
Nous n’avions rien à nous dire à part des reproches. Les plus grands échanges que nous avons eu été le lourd silence de la colère, de la rancune. Nous nous sommes mutuellement reprochés nos vies de dur labeur, nos vies de misère. Combien de fois m’a-t-il dit que s’il ne m’avait pas rencontré, si je n’étais pas tombé enceinte si tôt sa vie aurait été différente. Il aurait pu poursuivre ces études, et devenir un beau monsieur.
Mais pour moi, nos enfants il a abandonné ses rêves pour travailler à l’usine. Mais il ne m’a jamais demandé si moi aussi j’avais des rêves. Il a toujours cru que cette vie m’allait, ou peut-être croyait-il que je ne pouvais pas faire autre chose. Que j’étais juste bonne à être une bonniche. Je suis fatiguée, je veux vivre mais je sais que c’est trop tard…
—Ton rêve quel était-il ?
—Est-ce important maintenant ? C’est trop tard !
—Quel était ton rêve ?
—J’ai oublié d’en avoir, je crois que j’ai laissé ma vie me porter. Oui je n’ai jamais pris le temps de rêver.
Un silence s’est alors installé, je ressentais sa détresse, sa profonde tristesse. Nous avions fait un grand pas, la colère s’était éteinte. Je savais que maintenant elle était prête à rentrer à la maison, au sein de sa famille d’âme.
Je lui ai alors demandé :
—Es-tu prête maintenant à connaitre la paix, la joie de retrouver ceux qui t’aiment ?
Elle m’a alors posé cette question étrange :
—Il y a des gens qui m’aiment ?
Je lui ai souri en lui répondant oui, qu’elle avait juste oublié. A cet instant j’ai ressenti cette magnifique énergie que je connais si bien, qui nous a enveloppées. Je lui ai tendu la main pour lui montrer la voie de lumière qui s’ouvrait.
Elle avait du mal à comprendre cette sensation de cocon empli de tendresse et d’amour. Cette fois ses larmes étaient de la gratitude, de la joie de se sentir exister même si sa vie sur terre était terminée. Elle m’a serré la main, et m’a révélé qu’elle se prénommait Eugénie.
Elle est partie, me laissant avec mes propres larmes. Des larmes que j’avais du mal à comprendre. Etait-ce sa détresse ? Etait-ce cet amour qui nous est là à notre portée et que nous ne savons pas percevoir trop occupés à nous morfondre de la dureté de la vie, de la méchanceté des autres…
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